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Quelques réflexions à l’occasion de l’anniversaire de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine

Aujourd'hui, nous commémorons le premier anniversaire de la triste guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine. Nous avons donc pensé partager quelques réflexions que nous avons eues avec le public intéressé dans une contribution de blog.

Impérialisme et manque d’attractivité de la Russie

Quelles sont les raisons fondamentales pour lesquelles cette guerre a éclaté ? 

Ceux qui s’y connaissent en géopolitique connaissent la malédiction de Thucydide, selon laquelle la cause de nombreuses guerres est la montée d’une nouvelle puissance qui remet en question le statu quo dominé par la puissance hégémonique. Cette malédiction peut être considérée comme la raison des tensions croissantes actuelles entre les Etats-Unis et la Chine, mais elle n’explique pas pourquoi la Russie a cherché la guerre avec l’Ukraine. Une guerre qui, soit dit en passant, a débuté dès 2014 avec l’annexion illégale de la Crimée et l’occupation d’une partie du Donbass, et pas seulement avec l’escalade que Poutine a déclarée unilatéralement il y a un an.

Non, les raisons profondes de cette guerre résident dans le manque d’attractivité du « modèle » russe : autoritarisme, kleptocratie, emprisonnement de journalistes, d’opposants et de simples citoyens, élections non libres, apathie de l’économie basée principalement sur l’exploitation des ressources naturelles comme le gaz et le pétrole, endoctrinement et militarisation de la jeunesse dans les écoles. Ces tendances traversent la société russe depuis des années et, malheureusement, il n’y a pas eu et il n’y a toujours pas de signes d’un changement prochain en Russie. Qui s’étonne alors que la grande majorité des Ukrainiens, malgré leur proximité culturelle avec les Russes (orthodoxie, écriture cyrillique), aient voulu, comme nombre de leurs anciens compagnons d’infortune de l’époque soviétique, prendre le chemin de l’Ouest libre et économiquement fort (OTAN et UE) ? A leur place, en tant que peuple souverain, aurions-nous fait un choix différent ?

C’est là qu’intervient le deuxième facteur : la vision impérialiste que Poutine et une grande partie du peuple russe ont d’eux-mêmes, qui ne peuvent ou ne veulent pas accepter que l’Ukraine (ainsi que d’autres États de l’ancienne sphère soviétique) puisse décider librement, en tant qu’État indépendant et souverain, avec qui elle commerce ou s’allie. Une image cohérente se dégage des discours et des actes de Poutine : pour le maître du Kremlin, l’Ukraine doit rester sous l’influence russe, quel qu’en soit le prix ! Mais au lieu de réformer son pays et de le rendre plus attractif, Poutine a choisi le contraire : il a envoyé des colonnes de chars et des forces aéroportées à Kyiv pour prendre l’Ukraine par surprise et la décapiter politiquement.

Cela nous rappelle les paroles de la princesse Leia dans Star Wars : 

« The more you tighten your grip, […] the more star systems will slip through your fingers »

Les dernières sympathies qui existaient encore pour les Russes en Ukraine se sont envolées avec le premier coup de canon à l’aube du 24 février 2022. Et au plus tard après la révélation du massacre de Boutcha, elles ont été définitivement enterrées.

La longue ombre de l’histoire

L’histoire se répète rarement à l’identique, mais elle est riche d’enseignements pour tous ceux qui s’y intéressent. Et la Russie prétend raisonner en termes d’histoire, alors nous aimerions partager ici quelques réflexions.

Lorsque le rédacteur en chef de la NZZ écrit le 24 février 2023 dans un éditorial qu’avec la guerre contre l’Ukraine, la Russie a attaqué un autre Etat pour la première fois de son histoire, on peut se demander avec quel sérieux notre presse a lu les livres d’histoire : où sont les nombreuses guerres menées par la Russie tsariste contre la Pologne, la Suède et les Ottomans ? Où est la guerre d’hiver que l’Union soviétique a lancée contre la Finlande en 1939 ou la campagne contre la Pologne que Staline s’est partagée avec Hitler, ce qui, comme on le sait, a déclenché la deuxième guerre mondiale ? Le fait que des chars dépêchés par le Kremlin aient roulé en 1956 à Budapest, en 1968 à Prague et en 2008 en Géorgie est tout aussi pompeusement ignoré.

En ce qui concerne l’histoire telle qu’elle est propagée par le Kremlin, nous souhaitons simplement dire ceci : dans le mémorandum de Budapest, la Russie s’est engagée en 1994, dans le cadre d’un traité international contraignant, à respecter l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine. Il convient aussi de rappeler qu’aucun accord entre l’Occident et l’Union soviétique ou la Russie n’interdit à l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN, et que les discussions informelles entre d’obscurs sous-secrétaires d’État ne deviennent des « promesses » que lorsqu’elles sont inscrites dans un projet de traité consultable par la population, qui est ensuite signé par un chef de gouvernement, puis ratifié par un parlement.

Heureusement, certains gouvernants ont tiré les leçons des conflits du siècle dernier.

L’esprit de résistance d’une nation

Une première leçon serait : « Pas de capitulation face à un Etat de non-droit ». Les Ukrainiens eux-mêmes ont choisi la voie de la résistance armée à l’envahisseur pour éviter le sort de la France, dont les élites ont abandonné la lutte au début de la Seconde Guerre mondiale, dans l’espoir naïf que l’occupant se montrerait bienveillant. Heureusement, il y avait de Gaulle, mais quelle aurait été la différence si les Français avaient eu un Churchill ou un Zelensky à leur tête ? Les mots de Zelensky au début de la guerre « J’ai besoin de munitions, pas d’un tour en voiture ! » ou du défenseur de l’île du Serpent « Navire de guerre russe, va te faire f***** ! » sont représentatifs de l’esprit de résistance d’une nation et des nombreux sacrifices, petits et grands, que les Ukrainiens ont consentis pour sauver leur État et leur liberté.

N’est-ce pas là la preuve définitive, s’il elle était encore nécessaire, que l’Ukraine est une vraie nation qui mérite sa place dans la communauté internationale ? Car on ne peut pas défendre un pays contre la volonté de ses habitants, surtout lorsque les élites sont incapables. Ces dernières années, les Ukrainiens ont construit une société civile forte et une démocratie qui n’est certes pas parfaite, mais qui cherche constamment à s’améliorer. Et ils nous ont montré comment se défendre contre les autocrates du monde entier !

Ce que l’Occident doit faire

« Pas de politique d’apaisement et pas de décisions prises par-dessus la tête des personnes concernées« 

Une autre leçon est : « Pas de politique d’apaisement et pas de décisions prises par-dessus la tête des personnes concernées ». Les autres pays européens, l’UE et les Etats-Unis n’ont pas sacrifié les Ukrainiens sur l’autel de la paix, comme Chamberlain et Daladier à Munich en leur temps, lorsqu’ils ont trahi les Tchécoslovaques. L’Occident soutient l’Ukraine par l’accueil des réfugiés, par une aide financière et humanitaire importante, ainsi que par la livraison d’armes et par des sanctions contre la Russie.

Le rédacteur en chef Eric Gujer a raison sur un point : l’Europe doit à nouveau investir davantage dans sa sécurité et ne peut pas continuer à être aussi dépendante des Etats-Unis sur le plan militaire et de l’armement. Dommage qu’il commence son argumentaire sur l’UE par l’expression « colonie de l’Amérique », que l’on aurait plutôt attendue dans un briefing du Kremlin ! D’une part, cette expression nie toute capacité d’action que les Etats membres de l’UE ont toujours eue, à choisir la voie difficile de l’autonomie stratégique. D’autre part, cette expression sous-entend que l’Ukraine n’a le choix qu’entre être une colonie de la Russie ou des États-Unis, mettant ainsi les positions des deux camps sur un pied d’égalité ! Tous les pays membres de l’OTAN ont décidé eux-mêmes démocratiquement et souverainement de leur adhésion. Il ne saurait être question de colonialisme.

Les pays européens doivent s’engager en faveur d’un ordre pacifique sur notre continent, que nous pourrons défendre nous-mêmes le cas échéant. Cela nécessite une coopération au niveau européen, et l’un ou l’autre pays devra faire des concessions. Ainsi que l’a très bien dit Timothy Snyder, il s’agit d’une lutte entre deux manières diamétralement opposées d’organiser le pouvoir : dans un modèle fédéral comme l’UE ou dans un grand empire impérialiste, comme l’envisage Moscou. 

A long terme, notre meilleure défense, en Occident comme en Ukraine, est de renforcer la société civile et de lutter contre la désinformation.

La fin de la neutralité suisse telle que nous l’avons connue

Quelles sont les concessions et les changements qui attendent la Suisse ? Comme nous l’avons déjà écrit dans un édito de la yes au mois de janvier, nous pensons qu’à long terme, la Suisse doit fondamentalement repenser sa neutralité ! 

Les principaux clients de notre industrie de l’armement sont les pays de l’OTAN. Si ces pays ne peuvent pas transmettre leurs armes made in Switzerland pour assister un pays démocratique qui se défend lui-même, on peut se demander s’ils voudront encore acheter des armes en Suisse à moyen ou long terme. Sans parler de ce qui se passerait si un pays de l’OTAN était lui-même attaqué et que le fournisseur d’armes suisse cessait justement de livrer, puisqu’il n’a pas le droit de livrer dans des régions en guerre. Bien sûr, à leur place, nous ferions exactement la même chose et chercherions des fournisseurs plus fiables, de préférence au sein même de l’alliance militaire qu’est l’OTAN.

De nombreuses personnes se sont récemment exprimées dans les médias suisses, réaffirmant que la neutralité armée de la Suisse dépendait du fait que l’armée dispose de certaines compétences en matière d’entretien et d’exploitation du matériel d’armement dans notre pays même. En bref, si la Suisse veut rester neutre et armée, elle doit aussi avoir une industrie d’armement. Mais comme l’industrie de l’armement perdra des marchés étrangers, elle devra probablement fermer des lignes de production ou continuer à les exploiter de manière non rentable et avec des coûts supplémentaires extrêmement élevés pour le contribuable suisse.

Les options pour la Suisse sont donc : 

  • Une neutralité non armée dans une Suisse sans armée.
  • Une neutralité de façade dans laquelle 100% des armes et équipements qu’utilise l’armée suisse proviennent de pays de l’OTAN et de leurs alliés (car il faudra s’approvisionner auprès de pays culturellement et idéologiquement compatibles avec nous, tout comme pour l’achat des avions de combat), alors que nous savons que les systèmes d’armes sont aujourd’hui intégrés et qu’il faut donc coopérer étroitement avec l’OTAN, d’où une fausse neutralité. Cette option correspond à la continuation dans la voie actuelle.
  • Une neutralité « coopérative » orientée vers l’OTAN, comme l’ont été la Suède et la Finlande ces dernières années, et dans laquelle nos armements peuvent donc continuer à être achetés, puisqu’ils peuvent être utilisés par les pays de l’OTAN dans des conditions strictes mais compréhensibles. Pour les accords de coopération qui devraient être négociés, nous pourrions nous orienter sur les accords existants de la Finlande et de la Suède.
  • Une adhésion de la Suisse à l’OTAN, une variante qui nous semble totalement absente du débat public en Suisse, car même après une année de guerre en Europe, on n’est toujours pas parvenu à un débat ouvert sur le thème de la sécurité et de la politique de défense de notre pays.

Les deux premières solutions entraînent une perte de sécurité ou des coûts supplémentaires élevés, et ne sont donc pas acceptables à long terme.

La neutralité coopérative serait acceptable, bien qu’elle n’entraîne aucun gain de sécurité. Les représentants de cette approche devraient dire honnêtement quelle est la conséquence en cas d’attaque, car comme on le sait : l’assurance incendie doit être souscrite avant l’incendie, si elle est souscrite après l’incendie, l’assureur n’est évidemment pas responsable de rembourser les dégâts.

La solution de l’adhésion, qui n’entraîne qu’un surcroît de dépenses minime, améliore nettement la sécurité de notre pays et pourrait être politiquement acceptable dans la mesure où elle est expliquée à la population dans le contexte décrit ci-dessus.

Le monde qui nous attend

Pour finir, nous aimerions également jeter un coup d’œil dans la boule de cristal, car comme le disait Nils Bohr : « Prediction is very difficult, especially if it’s about the future ! »

Les Ukrainiens n’abandonneront pas leur résistance légitime et, avec ou sans notre aide, la lutte continuera. Mais sans notre aide, les pertes en vies humaines seront plus nombreuses dans ce qui serait certainement une longue et sanglante occupation de l’Ukraine.

Tout dépend donc de la durée du souffle de l’Occident. L’UE et les Etats-Unis ont ensemble une puissance économique 25 fois supérieure à celle de la Russie, et leurs moyens militaires conventionnels, toutes armes confondues, sont environ deux fois plus importants que ceux des Russes avant le 24 février 2022, même si, au sein de l’UE, ils sont malheureusement dispersés dans 27 Etats qui ont du mal à se coordonner entre eux. La seule dimension dans laquelle la Russie peut rivaliser avec l’Occident est celle des forces nucléaires, mais Poutine sait quelles seraient les conséquences de leur utilisation contre l’Ukraine (et encore moins contre un pays de l’OTAN) et les Ukrainiens continuent à vivre et à se battre malgré ce risque. Les menaces de Poutine ne sont rien de plus qu’un décor en trompe-l’œil.

L’Occident doit aussi mieux tenir compte du reste du monde et former ensemble les coalitions dont nous avons besoin pour mettre fin à la guerre de manière à ce que les principes de la charte de l’ONU soient respectés et qu’un ordre international soit rétabli qui puisse, dans les décennies à venir, permettre de résoudre les problèmes les plus urgents de l’humanité : Lutte contre la pauvreté, construction d’un monde pacifique, lutte contre le changement climatique.

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